vendredi 18 août 2017

« Ça ne se dit pas! »

Qui? QUI décide de ce qui « se dit » ou « ne se dit pas »?

Vous ne le savez pas non plus?

Pourtant, il doit bien y avoir quelqu’un quelque part qui porte le titre pompeux de « valideur de locutions » et je parie que ce quelqu’un est sacrément occupé.

Il existe ainsi une branche mystérieuse de la profession de rédacteur qui consiste à décider de « ce qui se dit ou non ». Voilà près de 20 ans que je tente d’en percer les mystères. 



Portrait type


Au bénéfice des petits nouveaux qui viennent de se lancer, voici le portrait type d'un représentant de cette branche.

Au cours d’une situation professionnelle (ou même personnelle, ces grosses bêtes n’ayant aucun respect pour la vie privée), vous croisez le chemin d’un individu d’un commerce agréable au premier abord. Feignant de priser votre compagnie, il concentre toute son attention sur vous pendant que vous narrez devant témoins vos dernières vacances ou, pire, osez discourir naïvement sur les défis de la langue française sans avoir au préalable brandi une copie certifiée conforme de votre diplôme de doctorat. 

Un léger froncement de sourcils de sa part vous laisse sous l’impression qu’il a mal compris le nom de la destination vacances ou catégorie de rupture de construction syntaxique évoquée. Comme vous répétez patiemment « Fuengirola » ou « zeugme », il vous coupe :

- Ça ne se dit pas!
- De… de quossé? bredouillez-vous. C’est pourtant ce que mon professeur / agent de voyage m’a…
- Non! Ce que vous venez de dire…
- …

Et là de répéter à son tour un terme ou une expression qui vous semblait voilà une minute encore tout à fait acceptable. 

Rongé par ce doute implacable qui taraude tout rédacteur, vous hésitez à demander des précisions pour éviter d’exposer cette vilaine lacune dans vos connaissances.

Bien sûr, ce type de spécialiste se garde habituellement de justifier ses jugements sans appel, se contentant de prendre cet air entendu signifiant « mais vous le saviez déjà, n’est-ce pas? ».

Vous optez pour une réponse évasive ou déclenchez l’alarme incendie selon votre degré de panique et l'inspiration du moment. 

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Un conseil offert ici gracieusement. À défaut de projeter un nuage d’encre (un mécanisme de défense que tout rédacteur devrait naturellement posséder), lancer un débat sur la féminisation des titres se révèlera toujours une parade efficace pour détourner l'attention. C'est aussi un thème plus subtil et moins éculé que celui de la nouvelle orthographe. 


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Ayant réussi à surmonter l’attaque, vous conservez le terme ou l’expression en tête pour vous livrer à de fébriles recherches dès les outils à portée de main. Sans surprise, elles sont infructueuses. Anglicisme? Barbarisme? Néologisme? Tous les « ismes » restent muets.

Vous croyez avoir négligé une source d’information importante et maudissez le temps passé sur les réseaux sociaux plutôt que dans la révision périodique de vos vieux ouvrages de rédaction.


Bref, vous regrettez de ne pas avoir plutôt investi dans l'ouverture de votre propre salon de toilettage de chiens lorsqu'il était encore temps.

Rassurez-vous! Cette situation n’a rien d’inhabituel. La rédaction n’est aucunement une science exacte. 

Notre bagage est le reflet de notre âge, de notre provenance, de notre parcours académique et, par extension, de l’école de pensée fréquentée. Robert ou Multi? Sujet ou groupe nominal? Antidote ou coups de règle sur les doigts? 

Mal nécessaire

Irritant, je vous l’accorde. Mais, dans l’infinie sagesse de la nature, ces prédateurs jouent un rôle important au sein de notre écosystème, ne serait-ce qu’en ayant parfois raison. 

Monsieur ou madame Ça-ne-se-dit-pas a habituellement le chic de croiser notre route le lendemain d’un jour où l’on s’est interrompu, ému, pendant la rédaction d’un passage particulièrement ardu pour se susurrer « Vraiment, tu en jettes, Ginette! ». C’est donc un électrochoc salvateur qui nous garde humble et appliqué. 

L’autre utilité incontestable de ces prédateurs est de nous éviter d’en devenir un. 

C’est cette crainte qui m’incite à ménager mes victimes en classant mes ratifications sur un texte révisé en deux catégories : corrections et suggestions.

Les corrections comprennent les erreurs de syntaxe, de grammaire, de typographie, etc. Je m’assure de pouvoir les justifier si besoin, quitte à en montrer la source, surtout lorsque le client fait appel à mes services pour la première fois. 

À ce stade, il n’est pas rare de devoir faire ses preuves et rassurer le client sur ses compétences en accueillant avec bienveillance ses questions. C’est normal, me dis-je, puisque, s’il connaissait les réponses, mes services seraient inutiles. 

Les suggestions, quant à elles, représentent la valeur ajoutée du métier. Cette fluidité, cette musicalité, cette élégance que tout rédacteur s’efforce d’insuffler à un texte. Elles touchent le style, le ton, le fil conducteur et l’enchaînement des idées. Le client accueille en général très bien les suggestions dans la mesure où il peut en apprécier immédiatement la portée.

Les unes n’allant pas sans les autres, ce sont les suggestions qui vous vaudront tout particulièrement l’appréciation de vos clients et les convaincront de la pertinence de vos corrections. 

Il n’y a rien de plus gratifiant pour moi dans ce métier qu'un client satisfait qui parcourt un texte révisé par mes soins en souriant et en hochant la tête. Et s'il ajoute que j'ai véritablement « saisi ce qu'il voulait dire et que le texte est maintenant beaucoup mieux », j'éprouve un petit frisson de bonheur! 

Alors, évitez de vous laisser ébranler par ces puristes aux grands airs dont les jugements reposent trop souvent sur du vent. La prochaine fois que vous en croiserez un, répondez simplement « Ah oui? Pourquoi? » et regardez-le s’énerver jusqu’à en perdre son beau parler.


Tiré du futur Guide impertinent du rédacteur.